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Fin de service (Novamaire 629)


Le soleil couchant illuminait d’un éclat sanglant les murailles sinistres de Brakmar. Le voyage de retour avait paru étrangement court à la sacrieuse, comme si quelque chose au fond d’elle avait voulu que son chemin l’éloigne de la sombre cité. En passant le pont enjambant la coulée de lave nord, un sentiment de perte lui étreignit le cœur. Elle jeta un dernier regard en arrière, sachant pertinemment quelle tournait le dos à une liberté qu’elle avait savouré sans en prendre conscience. Mais c’était son devoir que de rentrer faire son rapport, surtout après cette disparition de quelques mois.

« Mouarf, ils doivent m’avoir déjà classé dans les portés disparus. Le commandant n’a même pas dû verser une larme sur mon sort. »

Haussant les épaules, elle s’enfonça dans les rues obscures chargées de la puanteur du souffre volcanique et se dirigea vers la milice. Chaque pas voyait son visage se fermer, ses traits se durcirent, comme si elle se gorgeait de la noirceur de la ville. Sur le seuil de la milice, elle repensa fugacement aux jours passés, un doux rêve qui s’évaporait, puis elle entra dans la bâtisse, résignée au fond d’elle à reprendre ses patrouilles, et se dirigea vers un réduit puant le renfermé à 100 mètres, qui servait de bureau à son supérieur. Elle s’attendait vaguement à être interceptée au moins pour une identification, mais rien. On entrait dans la milice comme dans un moulin, cela n’avait pas changé, ce laxisme ambiant…

La porte était ouverte et le garde de faction, dernière malheureuse recrue en date, s’écarta pour la laisser passer. Assis derrière un bureau encombré de plus de reliefs de repas que d’ouvrages de guerre, se tenait un feca, Larel, son supérieur, plongé dans la lecture d’un parchemin quelconque.


- Toujours ponctuelle Khyrra… Pile à l’heure où l’on avait annoncée…

Annoncée ? Cette déclaration laissa Khyrra perplexe. Nul ne savait où elle avait passé ces derniers mois, et encore moins qu’elle allait revenir précisément ce jour-là. Elle n’avait jamais aimé cet homme mais s’était pliée aux ordres sans jamais en discuter l’imbécillité souvent apparente. Elle ne le craignait pas, mais elle savait parfaitement quel pouvoir il détenait de par sa position. La porte se referma derrière elle en grinçant sur ses gonds rouillés et la fit sursauter. Après quelques minutes de silence, le feca finit par lever les yeux de son document et fixa la jeune femme. Celle-ci, commençant à se sentir mal à l’aise, ne savait trop sur quel pied danser, mais elle finit par prendre la parole.

- Je viens faire mon rapport…

Elle n’eut pas le temps de poursuivre.

- Quel rapport ?!?! Celui de la perte d’une unité complète d’éclaireur ? Es-tu satisfaite de tes actes, traîtresse ?

- Je…

- Tu les as attiré dans un guet à pend, les as-tu regarder se faire massacrer ou y as-tu toi-même pris part ? Combien t’a-t-on payé pour trahir ? Et maintenant tu rentres au bercail pour poursuivre ton œuvre !

- Je n’ai rien fait de tel !

L’incompréhension du début faisait peu à peu place à une colère contenue. S’il y avait une chose dont Khyrra avait horreur, c’était d’être accusée à tord, et peu importait l’interlocuteur en face et son rang. D’ailleurs, sa réponse ne semblait pas convenir à Larel qui quitta son bureau, son parchemin à la main, pour venir le lui fourrer sous les yeux, l’air triomphateur.

- Rien fait ? J’ai là un rapport reprenant point par point ta fameuse dernière mission, le déroulement du piège et comment tu as disparu dans la nature après ton méfait ! Et étrangement, sur les lieux du carnage, nulle trace de toi ! On t’a même signalé à Bonta ! Maintenant que tu as grillé ta récompense, tu reprends du service ! Qui sera le prochain ? Qui t’a-t-on ordonné de tuer cette fois ? Moi peut-être ?

Un simple coup d’œil avait suffit à la sacrieuse pour survolait le texte. Tout était exactement décrit jusqu’à l’attaque, mais à partir de là, cette version différait complètement de ce qu’elle avait vécu et la présentait comme un monstre trahissant pour quelques kamas. Pendant qu’elle ruminait sa rage, le feca continuait à l’acclabler.

- Mais cette fois, tu es démasquée et tu n’as aucune chance de t’enfuir ! Rends-toi sans faire d’histoire et nous saurons faire preuve de miséricorde…

« Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Quelqu’un a pondu ce torchon pour se couvrir ou se débarrasser de moi, si ça n’est lui-même pour ne pas avoir à assumer son incompétence. Et la miséricorde sauce brakmarienne, je la connais trop bien pour y accorder un quelconque crédit. Il peut toujours rêver ! »

Lorsque Khyrra redressa la tête après sa lecture, ses yeux brillaient de colère et de défi. Elle coupa net son commandant dans ses accusations.

- Ceci n’est qu’un tissu de mensonge ! Si j’avais été assez folle pour faire ce dont on m’accuse, je ne serais pas revenue ici même. Larel, ton laxisme est célèbre, mais il va falloir engager un de ces jours des espions compétents et pas des abrutis incapables de fournir de fausses preuves qui ne tiennent pas la route !

Se détournant légèrement, elle écarta sa cape et dévoila la longue cicatrice qui lui barrait le dos, courant le long de sa colonne vertébrale.

- Et ça, c’est un souvenir de permission peut-être ? J’ai bien failli y laisser ma peau dans ce piège, comme tous les autres, et si je suis encore en vie, c’est uniquement par la volonté de Sacrieur. Si elle n’avait pas mis un inconnu sur ma route, mon cadavre serait aussi à pourrir là bas !

Mais Larel ne paraissait pas décidé à s’arrêter à de si basses considérations que la vérité. Il avait trouvé un coupable, il entendait bien que celui-ci coopère.

- Ou c’est encore un de vos petits jeux de sacrieur et tu comptes t’en servir pour te justifier ! Tout le monde sait à quel point souffrir vous procure du plaisir, et que vous aimez autant vous torturez vous-même que vos ennemis ! Mais en revanche…

Son ton s’adoucit subitement.

- Il serait dommage de perdre un bon élément. Et plutôt que de te retrouver à te balancer au bout d’une corde après un détour par nos confortables geôles, je peux te proposer un arrangement.

Khyrra sentit venir le coup foireux lorsqu’il lui saisit le bras et l’obligea à reculer jusqu’au bureau.

- Après tout, les sacrieuses ne sont pas des moins avenantes et tu ne déshonores pas ta déesse à ce niveau. On raconte également que tu n’es pas du genre à dédaigner les hommes…

- Certainement pas avec un porkass comme toi !!!

Ayant parfaitement compris les intentions du feca, Khyrra saisit la première chose traînant sur le meuble et qui lui tomba sous la main. Avec un grognement furieux, elle planta son arme improvisée dans la gorge de son supérieur. L’os de gigot de bouftou, que l’on avait brisé pour en extraire la moelle, s’avéra aussi efficace que n’importe quelle dague pour transpercer la chair. Oubliant toute retenue, la sacrieuse se focalisa sur toutes ces années de corvées ingrates et surtout sur l’air concupiscent désormais effacé de Larel.

- Ne me touche plus jamais !!

Encore et encore, elle abattit son arme jusqu’à ce que les cris cessent et que le corps ne soit plus qu’un tas de chaires lacérées inerte. Brusquement, la porte s’ouvrit à la volée lorsque le garde de faction commença à s’inquiéter du soudain silence. Lorsqu’il vit la sacrieuse couverte de sang penchée sur le cadavre de son chef, il en restant bouche bée de stupeur. Cet instant suffit à Khyrra pour reprendre ses esprits et juger de la situation critique où elle se trouvait. Au lieu d’un complot factice, elle se récoltait une accusation de meurtre sur son supérieur direct ! Et avec suffisamment de témoins potentiels pour faire plonger n’importe quel ponte de la ville. Alors elle, une simple éclaireuse… Il ne lui restait plus qu’une solution : prendre la fuite. Le cri d’alerte du garde qui se réveillait enfin la fit bondir sur ses pieds et considérer la seule option disponible à part retraverser toute la milice : la fenêtre. Deux étages et une chute sur les pavés brakmarien, autant dire une folie.

« Mieux vaut que je me brise le cou maintenant que de finir entre les mains du bourreau ! »

Les premiers échos des renforts en approches furent couverts par le bruit du verre brisé lorsque la jeune femme se jeta au travers de la vitre. La chute fut courte et vite interrompue par un pauvre quidam qui passait par là et qui ne devait absolument pas s'attendre à prendre une sacrieuse sur la tête, mais au moins finit-il sa triste vie en amortisseur fort bien venu. Khyrra ne s’arrêta pas pour présenter ses condoléances à la famille et s’élança dans les rues en courant comme si elle avait tous les démons aux trousses – ce qui, à quelques détails près, revenait au même. Mais Brakmar n’est pas le petit village de trois maisons et elle du s’arrêter à bout de souffle à mi-chemin de la porte Est, la moins bien gardée dans ses souvenirs. Épuisée mais lucide, elle avisa alors un enclos renfermant quelques montures attendant visiblement un départ prochain. Ouvrant la barrière, elle saisit par la bride la dragodinde lui semblant la plus endurante, l’enfourcha et la poussa vers la sortie de la ville. La porte apparut bientôt, et comme elle s’en doutait, la garde n’avait pas encore donné l’alerte vers cette zone négligée. Et c’est avec un soulagement intense que Khyrra franchit cette limite qui marquait la fin de sa servitude.

Pourtant, elle n’en poursuivit pas moins sa fuite au travers des landes de Sidimote, le risque de tomber sur une patrouille ou d’être rattrapée ne quittait pas son esprit. Après des heures de courses effrénées, la dragodinde commença à montrer des signes de fatigue. Mais Khyrra préféra ne pas lui accorder de pause, quitte à la crever en route. Ce qui ne manqua pas d’arriver, l’animal s’écroulant d’un coup et jetant sa cavalière à bas en rendant son dernier souffle. La sacrieuse se releva et continua pesamment son chemin à pied, jusqu’à trouver un amoncèlement de rocher formant une cavité où elle se réfugia.


- Mais qu’ai-je fait ?

Sous cet abri de fortune, la tension accumulée la submergea et elle laissa enfin couler ses larmes jusqu’à ce que l’épuisement la fasse sombrer dans un sommeil agité.

Une lumière blafarde commençait à poindre à l’horizon, le jour n’allait plus tarder à se lever. Il lui fallait prendre une décision, Khyrra retourna pour la énième fois l’écusson de la garde brakmarienne entre ses mains, se remémorant les évènements qui l’avait conduite à ce choix bien des années plus tôt : une obligation de vengeance, l’inconscience et l’impétuosité de la jeunesse, un amour irraisonné et voué à l’échec, et surtout, une rébellion face à l’ordre divin.

Elle ne pouvait plus laisser le passé dicter son avenir. Maintenant que les raisons autrefois un tant soit peu valables n’étaient plus que fumisterie, il était temps qu’elle vive pour elle-même et non plus pour des ombres depuis longtemps évanouies. Brakmar l’avait asservie, avilie et maintenant trahie. Maintenant, elle n’était plus qu’une cible à abattre pour son ancienne cité. Les temps s’annonçaient sombres et sa liberté retrouvée avait un goût d’amertume.

Elle froissa l’écusson et le jeta sur le sol. Il lui restait une dernière chose à faire avant de quitter son refuge de la nuit. Dans le soleil levant, elle tira son épée, matérialisa ses ailes brakmarienne qu’elle n’aimait pas afficher et les trancha l’une après l’autre, acceptant la douleur et le sang comme une purification. Alors seulement, elle reprit sa route, sans même savoir où désormais aller.

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