Anonymes et invisibles (Martalo 630)


- Allez, une fois de plus, les morts seront plus accueillants que les vivants.

Lasse, la sacrieuse déposa sur le sol le sac qui contenait toutes ses possessions et appuya un arc long et son carquois de flèches contre la pierraille. Elle recula d’un pas et contempla d’un œil critique l’édifice qui se dressait devant elle : la crypte était aux trois quart éboulée et accusait des années d’abandon, oubliée comme toutes les autres formant l’ancien cimetière de Bonta. Tirant une dague de sa ceinture, elle fit sauter la serrure rouillée. Attendant quelques instants que sa vision s’habitue à l’obscurité percée de rais de lumière filtrant être les pierres disjointes, elle ramassa ses affaires et s’enfonça dans la tombe. Ce lieu suffirait amplement pour les quelques jours de repos qu’elle espérait prendre pour reconstituer ses forces avant de fuir à nouveau, lorsque ses vivres viendraient à manquer. D’ailleurs, histoire de « fêter » dignement cet emménagement, la jeune femme sortit un peu de viande séchée qu’elle mâchonna machinalement en inspectant son nouvel intérieur.

Passée l’entrée encombrée de gravats faisant écran, elle traversa ce qui semblait être le cœur d’une petite chapelle familiale, pour finir par arriver devant une alcôve occupée par un lourd caveau de marbre sombre gravé d’une inscription à demi effacée. Khyrra ne s’attarda pas et retourna dans l’anti-chambre. Son but n’était pas de déranger les défunts, mais uniquement de squatter paisiblement cet abri de fortune. De là, elle s’attela à l’installation de son campement. La nuit la trouva auprès d’un maigre feu, tout juste suffisant pour se réchauffer et éclairer faiblement les ombres errantes des chaffers passant de temps à autre devant la grille fermant l’accès. La sacrieuse ne craignait pas ces vieux os ambulants et ceux-ci l’ignoraient tant qu’elle ne s’approchait pas trop. De parfaits chiens de garde pensa-t-elle en souriant. Après tout ce temps, elle n’avait pas encore trouvé meilleure planque que les vieux cimetières où seuls les fous et les jeunes inexpérimentés pénétraient – et ceux-là ne représentaient guère de danger pour elle. Serrant sa couverture de voyage contre elle, elle plongea dans un sommeil lourd.



- Que fais-tu ici vermine ?

Bien plus que le cri, un coup dans les côtes la mit en éveil… pour se retrouver avec la lame d’une épée sous la gorge. Mais cela ne suffit pas à la démonter pour autant, et c’est pleine d’arrogance qu’elle répliqua à son indélicat visiteur.

- Je dormais, ça ne se voit pas ? Maintenant, si c’est pour la prime, il n’était pas nécessaire de me réveiller pour me tuer !

Après ces mois passés à fuir, elle savait qu’elle finirait par se faire prendre et elle préférait largement se faire tuer plutôt que de retourner en vie à Brakmar – ou Bonta, des deux camps, aucun n’était enclin au pardon, pour finir au fond d’un cachot ou sous la torture. Le tout étant de tomber sur un chasseur de primes un tant soit peu compréhensif... ou n’ayant pas envie de s’embêter avec un prisonnier alors qu’une tête tranchée suffisait largement.

- Khyrra ??? Mais…

Synagar… La sacrieuse reconnut le timbre de sa voix, avant même de voir son visage, éblouie par la lumière de la torche de l’autre. Que pouvait-il bien faire ici, puisqu’il n’était à priori pas sur ses traces ? D’ailleurs, il marmonna quelque chose comme quoi ce n’était pas un endroit pour camper et sorti. Khyrra comprit que les innévitables explications auraient lieu dehors et le suivit quelques secondes plus tard. Le sacrieur l’attendait dans les premières lueurs du jour, assis sur une pierre tombale faisant face à la chapelle, la détaillant avec une insistance qui la mit mal à l’aise.

- Ca ne te réussit pas la cavale… Tu ferais peur à un chaffer…

Ces mois de fuite n’avaient pas épargné la jeune femme. Famélique à force de manque de sommeil et de nourriture, elle avait dû se contenter du maigre résultat de sa chasse ou de ses rapines quand elle le pouvait, la générosité des habitants envers les « criminels » n’étant pas des plus grande en ce monde. Toujours sur ses gardes, prête à réagir à la moindre alerte, son regard avait perdu son arrogance pour faire place à celui d’une bête traquée.

- D’autres de tes « collègues » ne sont pas aussi paisibles que toi… Je suis une cible facile, somme toute.

Sans que Syn ne lui ait jamais parlé de ses activités, elle avait fini par le ranger dans cette frange de la société vivant en marge des lois et des conflits, un chasseur de prime, un mercenaire vivant de son épée, de ceux qu’elle avait vu un jour entrer au service d’une cité pour en poignarder ses soldats le lendemain. Un être sans honneur… Mais vallait-elle mieux maintenant ?

- Il ne tient qu’à toi de changer cet état de fait ! Passes du statut de proie à celui de prédateur !

- Plus facile à dire qu’à faire… Je suis seule, sans appuis, sans plus rien… Mon déshonneur suffit, je ne veux pas jeter l’opprobre sur mes proches.

- Déshonneur, déshonneur… Voila de bien belles fadaises ! Ton seul déshonneur a été de ramper dans la boue et le sang au service d’une armée qui ne voyait en toi que de la chaire juste bonne à être sacrifiée ! Tout ça pour quoi ? Une vengeance qui n’a pas lieu d’être ! Arrête tes larmoiements stupides Khyrra, tu vaux mieux que ça ! Tu pourrais ne plus être seule si tu le voulais réellement ! On dirait que tu attends la mort plus qu’autre chose ! Que comptes tu faire de ta vie ? La passer à fuir, encore et toujours, jusqu’à crever de faim ou implorer devant le bourreau ? Je t’ai connu plus fière que cela…

La tirade enflammée laissa place à un ton plus calme, presque triste. Khyrra, elle, ne savait plus que faire. Sa vie actuelle lui répugnait, mais elle ne voyait pas comment en sortir.

- C’est sans espoir…

- Ca n’était pas ainsi que tu réagissais lorsque tu as tué mon ami... Oui, ce pandawa… Khyrra, en ce monde, il n’y a qu’une règle qui s’applique à tous : tuer ou être tuer. Soit tu as la force pour toi, soit c’est l’argent qui te protégera, et encore… Si tu n’as ni l’un ni l’autre, joues sur les apparences. Fais toi craindre, et on te respectera. Que chacun de tes ennemis se dise qu’il a plus à perdre à tenter de te tuer qu’à te laisser vivre…

- Je ne suis pas une bouchère…

Synagar soupira… Que pourrait-il bien tirer de cette tête de mule désespérée ?

- Quelques morts oui, pas un carnage systématique. Je peux te donner une autre chance, laisses moi seulement t’aider…

Il ne reçut pas de réponse. Pourtant, sous ses apparences de mutisme, Khyrra réfléchissait.

- Contrairement à ce que tu dois penser, je ne suis pas un simple mercenaire, il y a autre chose, quelque chose qui regroupe des êtres qui ont vécu ce que tu as subi. Maintenant, quelque soit ta décision, je te demande de quitter cet endroit, il n’est pas fait pour les profanes.

Il n’ajouta rien de plus, mais il avait cette autorité naturelle qui faisait que chacun se sentait obligé d’obéir. Aussi Khyrra retourna-t-elle dans le tombeau rassembler ses affaires. De toute façon, maintenant que sa planque était découverte, elle n’avait plus rien à y faire. Alors qu’elle finissait de replier sa couverture, un souffle d’air frais lui balaya le visage. Elle leva alors les yeux de son ouvrage, pensant trouver là Synagar. Mais à la place du sacrieur se trouvait devant elle, flottant au dessus du caveau gravé, une forme spectrale floue. Khyrra sourit, gênée, mais nullement inquiétée. A force de se cacher dans les cimetières, elle n’en craignait plus les habitants naturels.

- Désolée vieux, je ne voulais pas te déranger, d’ailleurs, je me tire…

Se replongeant dans ses préparatifs, elle ne vit pas le spectre s’approcher, tout aussi silencieux que le tombeau, et prendre peu à peu forme moins vaporeuse, plus humaine. Lorsqu’elle se retourna, se fut pour se trouver face à un cra, certes diaphane, mais clairement identifiable. Surprise, elle n’eut pas le temps d’esquisser le moindre geste lorsqu’il tendit sa main à une vitesse fulgurante pour la toucher sur la poitrine, au niveau du cœur. La sacrieuse sentit un torrent glacial se répandre dans ses veines, la glaçant jusqu’à la moelle des os, en une vague irrépressible qui déchirait ses barrières mentales pour mettre son être à nu. L’esprit défunt fouillait son âme jusque dans ses recoins les plus sombres, laissant un vide terriblement douloureux sur son passage. Puis ce fut le déferlement d’un passé depuis longtemps enterré, cascade de vies sacrifiées, d’espoirs perdus, de trahisons. Enfin, le coup de grace, l’épée tenue par une main amie qui transperce le corps, une confiance qui se brise, la fin d’une ère, la naissance d’un destin.

Comme s’il s’était agi de sa propre chaire que l’on déchirait, Khyrra hurla et tomba sur le sol poussiéreux, à mi-chemin entre deux mondes alors que le fantôme ne brisait pas le lien spirituel et continuait à lui insuffler ces existences massacrées sur l’autel des guerres et de la vengeance. Sans comprendre sur le moment, elle aspirait ce legs forcé et menaçaient de se laisser engloutir par ces visions.


- Erinyes, Arrêtes ! tu vas la tuer !

Alerté par le cri, Synagar venait de faire irruption dans la pièce. Le spectre esquissa un sourire satisfait et rompit le contact.

- Tu la voulais, je te la donne.

Mais le sacrieur était déjà agenouillé à côté de la jeune femme qui luttait pour ne pas perdre conscience. La chaleur regagnait lentement son corps frigorifié, ajoutant d’autant plus à la souffrance mentale qui semblait ne jamais vouloir s’estomper. Peu à peu, les visions disparurent, englouties par son inconscient et elle parvient enfin à calmer son cœur qui battait la chamade. Pourtant, il restait une brûlure qui irradiait depuis sa poitrine. Baissant les yeux, elle remarqua alors une marque gravée sur sa peau, une croix aux branches barrées, qui luisait d’un incarnat soutenu. Synagar se voulait rassurant, même s’il ne pouvait cacher une nervosité grandissante.

- Elle va disparaître avec le temps, du moins, physiquement.

Puis il ajouta, d’un ton irrité, à l’adresse du cra.

- Tu l’as marquée… Tu vas trop loin… Tu…

- Et toi, tu pleurniches pour pas grand-chose. C’est une sacrieuse, une héritière de Lerys, ce n’est pas ça qui va la tuer. Tu as assez œuvré pour l’amener ici, devant ce choix que tu vas lui laisser. Enfin, si on veut…

Pour Khyrra, tout devenait incompréhensible, totalement fou. Des visions, elle tirait une partie des explications, mais il lui fallait du concret pour réellement admettre ce qui venait de se passer.

- Mais… Qu’êtes-vous ?

- Nous sommes des mercenaires, des hommes qui ne vivent que par leur arme, au service du plus offrant. Néanmoins, nous appliquons un certain code d’honneur, nous que les cités ont trahis, nous qui avons réalisé la futilité de ces guerres qui exterminent les fous et les désespérés venus y chercher un quelconque espoir, une vengeance ou une rédemption. On nous nomme Erinyes, du nom de notre fondateur ici présent qui a jugé intelligent de te torturer ainsi avec ses souvenirs.

Il marqua une brève pause pour échanger un regard complice avec le cra.

- Nous t’offrons la possibilité de recommencer une vie, de cesser de fuir tes bourreaux et d’enfin prendre ta place dans ce monde. Ce ne sera pas facile, mais je mets de grands espoirs en toi. Tu ne fera peut être pas de vieux os, aucun de ceux qui ont croisé Erinyes de par le passé n’ont fini de leur belle mort, mais il est toujours mieux de périr les armes à la main que comme un gibier effrayé. Alors, que choisis-tu ?

c’était brutal, tant à assimiler d’un seul coup et une proposition aussi alléchante que terrifiante. Khyrra en avait assez de fuir et tout valait mieux que cette vie misérable qu’elle menait depuis quelques mois.

- J’accepte.

Le sacrieur se détendit et se redressa. Khyrra remarqua alors la dague qu’il tenait et tentait maladroitement de dissimuler. Elle ne le prit pas mal, après tout, il y avait des secrets qu’il valait mieux emporter dans la tombe.

- Si j’avais refusé, tu m’aurais tuée sans plus de cérémonie ?

- Nous ne devons notre survie qu’à notre discrétion. Aucun témoin, telle est la règle. Désormais, tu ne seras plus Khyrra dans notre monde.

- Herebe, voila un nom qui lui ira bien, à elle dont l’âme cherche encore à échapper à son destin.

- Je serais donc Herebe. Où est-ce que je signe ?

Le spectre éclata d’un rire lugubre et disparut sur ces dernières paroles.

- Formes la bien. Où elle accomplira de grandes choses pour le clan, ou elle nous détruira tous. Quand on se nomme justice, la chute n’est jamais loin…

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